« Cherche pas, t’as tort ! »

Lors des dernières élections présidentielles, j’ai suivi avec grand intérêt les débats entre candidats. Non seulement ces joutes me rappellent mes disputes dans la cour de récréation de CM2, mais surtout, me permettent d’observer des orateurs professionnels se livrer à l’exercice passionnant et on-ne-peut-plus délicat de la dialectique.

Dans cette course à la crédibilité, toutes les stratégies sont bonnes. Les sites de fast-checking le montrent d’ailleurs en temps réel : le but n’est plus la vérité, mais bien de sembler avoir raison pour séduire son public !

Loin d’être une nouveauté de nos politiques, cet art du débat et du dialogue nous vient de la Grèce Antique et a fait couler beaucoup d’encre. Dans l’Art d’avoir toujours raison, Arthur Schopenhauer partage un certain nombre de stratagèmes qui permettent de l’emporter dans nos controverses quotidiennes. Honnêtes gens, je vous propose de vous immerger dans le monde magique de l’éristique avec un débat brûlant…


Lire attentivement la notice avant toute utilisation

Petit point sur la dialectique éristique

Si notre qualité première était l’honnêteté, nous n’aurions aucun problème à suivre les meilleurs conseils, faire les meilleurs choix. Convaincre ne serait pas nécessaire. Or, nous sommes faillibles, fiers, parfois malhonnêtes, et surtout, avons tendance à nous obstiner dans l’erreur (voir la théorie de l’engagement)… Il en résulte des échanges inégaux et bien souvent une volonté d’imposer notre vision, qu’elle soit vraie ou fausse.

Face à ces constats, Schopenhauer propose de forger les mêmes armes que nos adversaires et de les utiliser pour nous défendre contre toute attaque verbale visant à nous manipuler. De la même manière, il propose de passer à l’offensive et de remettre en cause nos interlocuteurs sans nous contredire ni pouvoir être réfuté. Cet art de la controverse s’appelle l’éristique. C’est un exercice qui ne présuppose pas du vrai ou du faux de nos propos : la finalité est de convaincre notre auditoire et d’emporter le débat.

Ne le faites pas chez vous !

Disclaimer : les stratagèmes présentés sont des outils de manipulation.

Comme nous le verrons, ils agissent pour la plupart à la mince frontière entre ruse et mauvaise foi et provoquent l’agacement, le doute… Néanmoins, leur étude permet de pousser plus loin notre compréhension du dialogue et de nous adapter en cas de mise en situation. Libre à chacun donc d’utiliser ces outils à bon escient, l’important étant de les connaitre.


Déformer les paroles de son interlocuteur

Lançons notre débat ! Il s’agit de Monsieur A et Monsieur B qui occupent des postes stratégiques dans une société informatique…

A : « Je ne suis pas convaincu de ce que vous avancez… Pourquoi donc pensez-vous que notre entreprise devrait investir pour l’environnement ? »

B : « Parce que c’est un moyen actuel de faire rayonner notre image de marque tout en participant à un effort collectif ! »

Détourner le sens des arguments

Utiliser un exemple pour illustrer ses propos est une pratique courante. Ces exemples sont généralement relatifs, précis et peuvent être mis à mal par une généralisation des arguments adverses

B : « Je propose donc d’installer un thermostat qui vérifierait la température et réduirait le chauffage lorsque c’est nécessaire. »

A : « Ben voyons ! Allons-y ! Réglons un problème de consommation électrique avec un nouvel appareil qui consomme du courant ! »

Illustration triviale certes, mais qui illustre bien le mécanisme de déplacement du sens relatif « thermostat » au général : « tous les appareils électriques ». Ajoutons-y une variante qui fonctionne très bien, en tirant une fausse conclusion de cet argument :

A : « Vous pensez donc que l’économie d’énergie viendra uniquement de subterfuges technologiques… »

Mener la conversation par le bout du nez

Sans laisser le temps à notre cher Monsieur B de rétorquer, A enchaine une généralisation de cas précis :

A : « Je pense pour ma part que les fenêtres ouvertes au 5ème étage sont une cause de surconsommation ! N’êtes-vous pas d’accord ? »

B : « C’est en effet un problème qui… »

A : « …qui n’est pas le seul ! Par exemple hier soir, j’ai encore dû faire le tour de tous les locaux pour éteindre les lumières ! Quel gaspillage ! »

B (qui ne peut qu’acquiescer) : « … »

Face à cette double acceptation, il ne reste plus qu’à asséner le coup de grâce et insérer la généralisation, comme si cette dernière était admise :

A : « C’est donc le manque d’effort de chacun qui coûte vraiment à l’environnement ! Pas besoin d’investissement pour régler ça, juste d’un rappel à l’ordre ! »

Mais nous connaissons les écologistes et leur sens de la répartie… Voilà Monsieur B qui se relève et retourne l’argument contre son adversaire :

B : « C’est justement parce que ce manque d’effort est coûteux qu’il est nécessaire d’investir pour y pallier ! Les gens ne changeront pas tout seuls ! »

Fort mécontent de ce retournement de situation, Monsieur A va alors tenter le délicat stratagème de victoire malgré la défaite. Il s’agit de faire comme si les échanges avaient mené exactement à la conclusion souhaitée alors que tout s’y oppose. Si l’interlocuteur et les auditeurs sont inattentifs, doutent de leurs capacités ou sont stupides, les résultats peuvent être surprenants ! Voyons dans notre exemple…

A : « Nous sommes donc d’accord ! Nous allons demander aux employés de prendre ce sujet à coeur, et n’aurons pas besoin de dépenser un euro pour le faire ! »

B (qui a bien révisé ses classiques et tout de suite noté l’inversion de situation) : « Au contraire ! Commençons par installer ce thermostat pour réduire le chauffage inutile. Ils n’auront alors plus besoin d’ouvrir les fenêtres ! »

Malgré toute sa mauvaise volonté, notre ami A se retrouve face au mur. Il va alors devoir changer de stratégie.


Casser la cohérence

Changer de sujet

Si nous sommes sur le point d’être vaincu, il est nécessaire de faire diversion en déviant subitement vers un sujet connexe et en l’opposant à notre adversaire.

A : « Mais bon sang ! Ce n’est pas en ajoutant un thermomètre que vous arriverez à changer notre image environnementale ! Regardez nos concurrents du 3e étage… Ils refont le système de newsletter de Greenpeace. Ca c’est de l’action utile qui montre qu’ils sont greens ! »

B : « Mais voyons, ce n’est pas parce qu’ils travaillent avec Greenpeace qu’ils sont greens ! Le respect de l’environnement doit commencer par l’économie d’énergie quotidienne, pas par des gros projets de refonte informatique ! »

L’amorce a fait son effet et Monsieur A n’a plus qu’à continuer dans cette nouvelle voie de l’image « green » de l’entreprise…

Etre imprédictible

Il va d’ailleurs s’efforcer de montrer que la société a plus intérêt à montrer une facade verte qu’à en tapisser tous ses murs intérieurs… Pour cela, il va avancer ses arguments et questions de manière désordonnée et ainsi dissimuler son objectif jusqu’à avoir toutes les concessions nécessaires pour le clamer haut et fort.

A : « Vous vous souvenez du résultat de la campagne de recrutement de l’année dernière ? L’investissement de 10000 € en community management et les 20 communiqués de presse… Résultats extrêmement décevants ! Aucun des candidats n’avaient lu nos articles ! Vous vous souvenez ? »

B : « Oui bien sûr, mais je ne vois pas le… »

A : « …J’y arrive ! Autre question : que pensez-vous qu’il est plus évident de faire pour nos employés ? Leur travail quotidien ou bien s’improviser sauveteur de planète ? »

B : « … Ecoutez, je ne sais pas où vous voulez en venir, mais j’ose espérer que nous avons des collègues qui se soucient un tant soit peu de notre avenir et de celui de nos enfants ! »

A : « Mais je ne doute pas qu’il y en ait ! Je pense juste qu’une mission en partenariat avec Greenpeace serait le moyen le plus adapté pour nous investir. D’ailleurs, la propagation de cette nouvelle coûterait bien moins cher que des campagnes marketing pour notre image !…
Vous voyez donc bien que ces missions sont plus efficaces pour le bien-être de la société que des économies mineures sur le chauffage ! »

Prêcher le faux pour avoir le vrai

Décidément pas dupe, notre ami B lance alors, scandalisé :

B : « Oulà ! Mais je vous vois venir ! Vous ne pensez pas sérieusement que l’image que nous véhiculons prévaut sur notre réel intérêt pour l’environnement ? »

Contrecarré par cette replique, Monsieur A – qui se voyait déjà triomphant – opte alors immédiatement pour un choix impossible :

A : « Répondez-moi franchement : l’image de l’entreprise est-elle importante à vos yeux ? Ou bien pensez-vous que nous pouvons la négliger ? »

Ce stratagème vise à rallier l’adversaire à son propos tout simplement car il ne peut pas accepter la deuxième proposition :

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B : « Vous savez bien qu’elle est importante ! Mais je suis très déçu de constater qu’elle soit votre seule motivation… »


Convaincre l’auditoire plutôt que son adversaire

Dépité, B va alors essayer de convaincre le public présent. En effet, cette conversation a lieu pendant un conseil d’administration… [N.D.A. : c’est mon article, je fais ce que je veux !]

Faire du public son allié

Il va tâcher de convaincre les auditeurs présents afin qu’ils se rangent de son côté pour prendre leur décision.

B (se tournant vers les autres personnes) : « Par contre, il me semble évident que cette poudre-aux-yeux que vous souhaitez envoyer ne dupera pas la presse, ni même nos employés ! Les gens verront la différence entre ‘réaliser un projet informatique pour Greenpeace’ et ‘s’engager pour Greenpeace’ ! »

Sans laisser un répit, il enchaine par un argument d’autorité. Il s’agit – à défaut de pouvoir énoncer sa propre réflexion – de citer une personne connue de son adversaire, de l’auditoire. La citation n’a pas besoin d’avoir un lien fort avec le débat. Ni même d’être réelle (si vous êtes doué en improvisation) ! Il s’agit uniquement d’appuyer ses paroles par une figure d’autorité.

B : « Je reste convaincu que c’est avec des actions ponctuelles que nous gagnerons cette image ! Comme le dit Aristote, ‘Plus une chose est difficile, plus elle exige d’an et de vertu.' »

Discréditer son adversaire

Mis-à-mal, Monsieur A ne sait que rétorquer. Il va alors tenter de semer le trouble dans le conseil en feignant l’incompréhension. De cette manière, il espère faire sous-entendre que les propos de B sont faux.

A : « Ecoutez, je dois être fatigué : je n’ai pas compris pourquoi les gens ne seraient pas satisfaits que nous travaillions avec Greenpeace… Vous devez avoir une faculté de prédiction que je n’ai pas. Je ne sais pas quoi vous répondre… »

Et, décidément expert en stratagèmes de dialectique éristique, il s’empresse de montrer que son adversaire dessert les intérêts de l’auditoire.

A : « …Ce que je vois par contre, c’est que vous ne m’aidez pas à garder un budget équilibré ! Vous savez pourtant à quel point notre situation est délicate par ces temps de crise… »


Déstabiliser pour mieux régner

Pousser l’adversaire dans ses retranchements

Excédé par cet échange, notre ami B décide alors de quitter sa zone de confort et de combattre ! Afin de faire perdre ses moyens à Monsieur A, il va le pousser à exagérer ses propos, jusqu’à ce qu’il fasse un faux pas.

B : « En même temps, si vous souhaitez voir notre réputation s’améliorer sans débourser un euro, je ne vois pas pourquoi nous abordons le sujet. Autant passer au point suivant ! »

A : « Mais, nous venons de discuter de ce projet avec Gree… »

B : « …Non, mais très bien ! J’ai compris votre point. De toute manière, vu les résultats désastreux de votre département l’année dernière, il est clair que nous avons des économies à faire ! »

A ces mots, A s’empourpre, visiblement piqué à vif. Une colère ainsi provoquée est une faiblesse qui peut devenir avantageuse à deux points de vue :

  • elle rend la maitrise des arguments plus difficile,
  • et surtout, elle constitue peut-être le point fragile qui fera tomber tout l’argumentaire de l’adversaire.

Attaquer la personne

Mais A est un maître de débat. Il se calme immédiatement et, se sachant perdu (il n’a en effet plus de budget), va tenter son ultime stratagème pour distraire le conseil de cet échec. Il va attaquer personnellement Monsieur B sur un sujet hors-propos et espérer que celui-ci éclipsera la situation présente.

A : « Je vous trouve bien acerbe pour quelqu’un qui a pris un blâme pour état d’ivresse au travail il y a peu ! Je vous prierai de rester à votre place, B ! Avez-vous encore bu ? »

Face à cet affront, la seule réponse à donner serait :

B : « Ce sujet est tout-à-fait déplacé et n’a pas lieu d’être abordé ici. Restons professionnels et tâchons de trouver enfin une action à mener pour notre image. »

[N.D.A. : Mais comme je préfère terminer ce dialogue en pugilat], Monsieur B se laisse prendre au piège et lance :

B : « Mais allez vous faire f… ! »

…laissant ainsi Monsieur A camoufler son échec et garder les clés de son budget dans sa poche !

Cet ultime stratagème est particulièrement efficace. Néanmoins, comme le rappelle Schopenhauer, il n’est pas besoin d’insulter son adversaire pour le faire entrer dans une colère qui l’empêche de raisonner. En effet, l’amener calmement devant son échec face à un auditoire est bien plus blessant pour son estime que toute attaque personnelle.


Pour conclure…

Vous connaissez maintenant quelques stratagèmes de défense, et – ne nous cachons pas – d’attaque dialectique. Afin de ne pas avoir à les utiliser, Aristote conseille de ne débattre qu’avec des gens suffisamment ouverts et intelligents pour que l’exercice soit enrichissant. Pour les autres, une dérogation devra être négociée avec votre conscience ! En effet, comme le disait Bouddha : « un grand pouvoir entraîne de grandes responsabilités ».

[N.D.A. : Attention, les citations de Spiderman passent très mal comme argument d’autorité !]

 


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